Introduction : Adieu les cadres, bonjour
les managers
Le livre de Christophe Falcoz ([CFalcoz])
- dont le titre sert d'en-tête à ce paragraphe - semble
sonner définitivement le glas d'un statut qui a vécu. Ce
constat est d'autant plus flagrant qu'il oppose à la
réalité d'aujourd'hui, où les cadres se banalisent et
deviennent de simple salariés, la vision du cadre
"avant" (c'est-à-dire début du 20ème siècle, et
jusque dans certains milieux industriels encore aujourd'hui).
Ce cadre-là, qui
n'existe pas vraiment pour les informaticiens - surtout en
début de carrière - a pour caractéristique d'encadrer, tout
en se faisant l'écho de la volonté de sa direction, avec un
poste stable et une évolution interne à fort potentiel. Ce
cadre-ci - proche de la direction - a suggéré à Philippe
Bouvard la définition suivante : "On appelle cadre une personne dont la peau se tend après chaque
repas" :)
Cadre et précarité
Le mythe du cadre à vie dans son entreprise
est bien sûr malmené depuis longtemps (dès 1954, où l'APEC
est créée, même si elle ne portait pas encore ce nom, puis dans
les années 1970, où la crise de l'emploie s'intensifie.
Mais c'est vraiment en 1991
que les informaticiens se rendent compte brutalement qu'ils
sont aussi exposés que tout autre salarié, et que leur statut
de cadre ne les protège en rien.
Pire, avec les SSII,
son statut est vraiment passé à celui d'intérimaire, ce qui
ne va pas sans poser au passage certains problèmes légaux (délit
de marchandage, prêt
de main-d'œuvre illicite, ...).
"Avant", un cadre pouvait être
le metteur en scène des changements d'organisation au sein de
son entreprise... mais depuis les années 1980, des
phénomènes qui le dépassent largement sont venus
relativiser fortement son influence : restructuration,
flexibilité organisationnelle, internationalisation des
firmes, (suivie de) recentrage, autant de parcours qui brouillent
une stratégie d'entreprise de plus en plus au services des
actionnaires...
Rajoutez l'externalisation de certaines
fonctions "support et développement", et vous
obtenez un terrain propice à une certaine précarité.
Le cadre patiemment formé au sein de
l'entreprise et de sa culture ne se trouve pas parmi les
ingénieurs informaticiens. Son outils de travail premier est
son savoir, dont il a quasiment seul la responsabilité de la mise à jour,
et qui est hautement transférable de société en société.
En plus, les années 2000-2001
ont favorisé une mobilité tout azimut (et notamment vers les
alléchantes "jeunes
pousses", phénomène qui n'a pas contribué à
inculquer une fidélité durable de l'ingénieur
informatique envers son employeur!
L'évaluation prend une place prépondérante
dans la carrière du cadre. Cela est mis en exergue chez les
sociétés de conseil avec un "mécanisme
in or out" prononcé, qui classe les cadres et
virent systématiquement ceux en queue de peloton (enfin...
disons plutôt qu'elles incitent au départ). Pour les SSII,
c'est plus simple : ce qui ne se facture pas facilement
dégage, avec des procédés
parfois douteux...
Cadre et individualisme
Là encore, le mythe du cadre solidaire
avec sa direction et son entreprise n'existe pas ou peu pour
les ingénieurs informaticiens et ce pour plusieurs raisons.
Son salaire est souvent traité sur un plan
individuel, ce qui le mène à des comportements opportunistes
du type de ceux constatés en 2000
: les candidats n'hésitent pas à changer d'entreprise, voire
à aller au plus offrant. Du coup, les salariés ne sont
guères incités à investir dans le collectif, puisqu'ils
n'ont pas l'intention de rester durablement chez leur
employeur. Dès que le salaire dépasse un certain niveau, il
n'est pas rare de voir introduit une part de salaire variable,
fixés individuellement lors des entretiens - individuels! -
annuels.
Il en résulte une gestion de carrière
très individualisée, soit en fonction de performances
réelles, soit en fonction de la capacité de chacun à
revendiquer son "dû" (donc à
"gueuler"!). Du coup, l'intérêt de passer par un
syndicat pour exprimer une revendication est faible, très faible.
Tout au plus s'est-elle timidement manifestée - pour des
cadres informaticiens - lors du passage aux 35 Heures.
On en entend plus guère parler aujourd'hui (avril 2003)...
Cette gestion individualisée a commencé
dès son cursus scolaire, assez compétitif pour accéder à
l'école d'ingénieurs souhaitée.
Mais elle se trouve
renforcée par l'absence d'appartenance à un corps professionnel.
En effet, une profession se caractérise par :
- un savoir expert dans une discipline scientifique reconnue
et bien balisée (peu évident vue l'évolution rapide des
connaissances et des pratiques du métier d'informaticien!) ;
- des professionnels comme interprète de ce savoir et un code
qui en régit les conditions d'usage (là encore,
les pratiques et les domaines d'application de l'informatique
sont bien trop divers pour parler de "code") ;
- l'existence de barrières institutionnalisées, notamment
par des diplômes à l'entrée (or, les savoirs sont éclatés
et ne font pas l'objet d'une formation unique
formalisée).
Enfin, son mode de fonctionnement reste
avant tout le projet, ce qui tend à le renfermer sur un
univers beaucoup plus restreint que "l'entreprise"
ou la "profession" : le paragraphe suivant en donne
un exemple.
Cadre et compétences métiers
Comme le signale [CFalcoz],
le cadre "ancienne formule" tirait sa légitimité
d'abord de ses compétences-métier. Un cadre devait, en
début de carrière, éprouver ses compétences techniques
dans des tâches de "production" plus ou moins
collectives, avant d'être nommé "chef de service".
Ce chef-là connaît ce que l'on fait.
Or, pour le cadre informaticien - que vous
êtes dès la sortie de l'école - la situation est paradoxale
à double titre :
1/ Il est rare que vous connaissiez
le métier du client chez qui vous intervenez. Vous connaissez
certes l'informatique, et certes vous aurez l'occasion
"d'éprouver vos compétences"... mais le client est
très souvent client de l'informatique : cette techno n'est
pas son métier, comme le rappelle cet ingénieur
de 30 ans. En plus, comme on l'a vu plus
haut, il vous est difficile de mettre en avant des
compétences identifiables liés à votre
"profession", celle-ci n'offrant pas un corps professionnel
bien identifié.
Cela n'est pas une généralité : j'ai rencontré des X-ENSAE
qui connaissaient très bien les aspects "finance
métier" de leur employeur... mais ils n'étaient pas
forcément des informaticiens hors-pairs (quoiqu'ils
apprenaient très vite!).
Pour la plupart d'entre vous, vous êtes un "cadre"
qui connaît donc mal ce que fait le client, même si vos
capacités d'adaptation doivent vous permettre de rattraper
votre retard...
2/ Vous êtes encadré par des chefs
qui maîtrisent mal ce que vous faites et qui, sur le seul
plan de la technologie informatique, en connaissent souvent
beaucoup moins que vous. Là encore, le mythe du "chef
qui sait ce que l'on fait" a vécu. Cela ne dévalorise
en rien leur rôle, qui s'éloigne de celui de cadre pour
mettre en avant d'autres valeurs, comme celle du management.
L'exemple qui suit, et qui peut vous concerner dès les
premières années de votre carrière, illustre cette position
paradoxale du chef qui encadre sans être vraiment un cadre au
sens classique - et révolu - du terme.
Chef de projet, seul vrai cadre informatique
en début de carrière ?
S'il est un poste d'encadrement accessible dès
les premières années, c'est bien celui de chef de projet.
Pourtant, la caractéristique de ce poste de travail se
dissous dans un ensemble de missions faisant appel à divers
niveaux de responsabilités et de compétences. Il faut
s'appuyer sur un réseau interne informel de relations afin de
mobiliser d'autres cadres et experts prêts à entrer dans son
équipe.
(cf. les témoignages de ce chef de projet
et de celui-ci)
En fait, comme de futurs articles
l'illustreront, ce rôle
s'apparente plus à celui de management,
que simplement d'encadrement. C'est le cas du deuxième
article de cette série : Informaticien
et Cadre ? - Qu'est encore
un cadre ?.
Ce cadre se situe dans l'entreprise hors de
toute logique hiérarchique, et se trouve sous pression du
début à la fin du projet, ce qui oblige de remettre en
question sans cesse les priorités et même les habitudes de
travail, afin d'anticiper les changement et de répondre aux
objectifs de diminution des coûts et d'amélioration de la
qualité. On est loin du cadre "stable" qui applique
toujours la même méthode pendant une période donnée...
Conclusion : Cadre "fiscal"
Cet article est là pour relativiser l'image du
cadre que l'on peut avoir en débutant en tant qu'ingénieur
en informatique. Il ne prétend pas que "les cadres ont
disparus" et le deuxième article illustrera en quoi,
dans notre profession, on est malgré tout "cadre".
Mais en attendant, si cette distinction de
"cadre" reste bien française et bien tenace, on ne
peut s'empêcher de songer à une raison toute simple, déjà
évoquée dans le premier article sur les cadres.
Je cite : « pour éviter que les employeurs et/ou les salariés restent dans un statut non cadre évitant de cotiser au régime de retraite des cadres
AGIRC, les partenaires sociaux ont prévu qu'un non-cadre dont le salaire mensuel moyen dépasse de 10% le plafond
Sécu doit cotiser au régime des cadres comme "assimilé"... »
En clair, Mme et M. les ingénieurs, vu
votre salaire
(même à l'embauche), vous n'avez pas de
"soucis" à vous faire : vous devez être
cadre!
Mais comme le montre le deuxième article - Qu'est encore
un cadre ? -, être cadre informaticien, cela va bien au-delà d'un simple
statut fiscal!...
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