Le problème : la relation au Droit
A l'origine de notre relation au droit, il
y a une... révolution. La révolution française a accouché,
dans son article 6 de la Déclaration des droits de
l'Homme, à l'affirmation de l'égalité de tous les
citoyens entre eux (la devise initiale était même
"Liberté, Égalité ou la Mort"). [PDrucker85]
Cela entraîne la responsabilité sur tous
et non chacun.
A l'opposé, les États-Unis fondent
l'égalité de chaque citoyen devant la Loi.
Responsabilité collective contre
responsabilité individuelle. Sans s'attarder sur les avantages
ou inconvénients de la seconde, la première implique que tous
étant responsable, personne ne l'est. (cf. la blague
sur les Lois du Travail
;) )
Cela tend à engendrer un droit
de l'évitement.
[PBaudry]
Ce qui suit reprend différentes contrats
que vous serez amené à signer ou à mettre en oeuvre au
cours de
votre parcours professionnel. Cela met ainsi en évidences les travers
de cette relation au droit à la française...
Étape 1 : le contrat de travail
Un contrat synallagmatique (qui engage - ou
oblige réciproquement - les 2 parties) se vit différemment
entre les 2 continents. Certes, le contenu est le même : 2
personnes (physiques ou morales) dont aucune n'exerce une
influence indue sur l'autre et qui toutes deux obéissent à
la même loi, se mettent d'accord sur la chose et sur le prix.
Les américains se tiendront
scrupuleusement aux termes de ce contrat dans le cadre de leur
relation (horizontale) de travail. C'est d'autant plus vrai
que leur système juridique est efficace et rapide (que ce
soit pour un petit délit ou un gros, comme pour, en moins d'un an
d'enquête, mettre hors service le cabinet de consulting
Andersen, négociant dans la foulé avec une dizaine
d'institutions financières une indemnité de 1,4 milliards de
dollars pour avoir trompé le public en matière
d'investissement boursier!)
Cela a un inconvénient : les américains trouvent le cadre
juridique tellement efficace qu'ils le placent au-dessus de la
morale. Donc tout ce qui n'est pas contractuellement
interdit... est autorisé! [PBaudry]
Pour le français, le droit est
fondamentalement... "flexible". Cela rentre dans le
jeu
de
pouvoir
déjà décrit par ailleurs : la tolérance du
non-respect de la loi vient renforcer la verticalité
française.
Ainsi, par exemple, dans la relation contractuelle entre le prestataire de service vis-à-vis de son employeur,
les clauses sont souvent utilisées en dehors de leur
intention initiale :
* la période
d'essai sera utilisée par le
prestataire pour courir deux
employeurs à la fois (enfin, ça
c'était à la grande époque 2000-2001!), ou elle sera utilisée par
l'employeur pour prolonger au maximum le contrat tout en se
réservant - alors qu'il a déjà eu l'occasion de tester
l'ingénieur - d'y mettre fin à tout moment, sans préavis ni
indemnité, parfois dans des conditions encore plus tordues. Sur ce seul sujet, le flou artistique culmine avec
les conventions collectives qui prévoient un préavis alors
que le principe même de la période d'essai en est dépourvu
(ex : Syntec).
* la clause
de dédit-formation est "en
principe" dégressive et ne doit pas faire obstacle à la
démission... en réalité, elle est souvent un frein aussi
puissant que flou, la nature le prix exact des formations qui
sont concernées par cette clause sont rarement connue!
* la clause de non-concurrence
a longtemps été
utilisé comme un simple instrument de dissuasion... jusqu'à
ce que les juges, excédés, ne viennent y mettre un terme par
une jurisprudence fameuse (du
10 juillet 2002).
Ce dernier cas illustre bien la culture du
principe qui règne dans le droit français, par opposition à
la culture américaine de la règle ([PBaudry]). "En principe",
une clause de non-concurrence vise à protéger les intérêts
de l'entreprise. En pratique, c'est n'importe quoi.
Cela est détaillé dans le paragraphe suivant.
Étape 2 : Le contrat de prestation
Le contrat dont il s'agit ici concerne
aussi bien celui qui défini une prestation pour le
prestataire (l'ordre de mission) que celui qui lie une SSII
avec son client, ).
Baudry précise bien, dans cette
culture du principe, que l'on commence par l'interdiction,
puis on octroie des autorisations (ou l'on tolère des
passe-droit, ajouterai-je), puis ensuite, on
s'accommode. ([PBaudry])
Cela décrit avec une surprenante acuité
la situation des SSII
sur le marché du travail.
- Vis-à-vis de leur prestataire, un document fort qui
matérialise pour ce dernier la réalité de sa mission
s'appelle l'ordre
de mission. En principe, il existe toujours.
En pratique, ne rêvez pas, vous ne le verrez jamais! Sauf en
période de crise. Là on vous sort un ordre de mission en
bonne et due forme, pour un projet situé à 3 heures de
trajet de chez vous. Vous refusez. Licenciement
pour faute grave.
- Vis-à-vis du client (pour la régie) : tout le monde
connaît la situation ambiguë qu'occupe les SSII par rapport
aux agences d'intérim. "En principe", la valeur
ajouté de la SSII est de vendre une prestation technique bien
défini. Le client ne doit diriger le prestataire mais
attendre de la SSII la réalisation de la-dite prestation.
En pratique, le contrat est flou, la mission peu définie, le
prestataire souvent pris en mode "body-shopping". La
SSII n'a qu'une vague idée de ce vous allez faire chez le
client... idée qui se révèle souvent complètement à
côté de la plaque (et ce n'est pas entièrement anormal :
vous vous adaptez aux besoins du clients, faisant évoluer
naturellement votre mission... mais il n'est pas rare que
celle-ci, dès le début, part dans une toute autre direction
que ce qui a été signé!)
En réalité, vous êtes aux ordres du client, que ce soit
pour vos tâches ou vos congés.
Alors bien sûr, tant les services juridiques du client que
vos employeurs s'emploient à "arrondir les angles".
Les contrats
sont bien définis et ne citent jamais de nom de
personnes. La mission est précisée, avec les critères de
réussite, et les livrables attendus. Vous ne faites jamais
signer vos congés par le client(!), toujours par votre
employeur normal. Etc.
En réalité, vous êtes dans une boite d'intérim, et les
vraies sociétés de type le savent et font savoir leur
mécontentement.
Mais comme précisé en début de paragraphe, "on s'en accommode".
Le chômage est déjà élevé. Il est inutile de remettre en
cause un système qui eut un jour sa justification (n'oublions
pas que les SSII s'inscrivent dans un processus de mise en œuvre
d'une technologie bien identifiée à forte valeur ajoutée,
identifiée par la stratégie, déclinée par des cabinets de
conseil et enfin implémentée par... les SSII).
Étape 3 : contrat de réalisation
Il s'agit de celui liant une boite
chargée de délivrer une prestation (dans le cadre d'un
éditeur ou d'un fournisseur de forfait). Il a pour avantage
d'être plus clair, plus défini. Pas question de
"changer radicalement de direction". Le forfait
porte sur la réalisation d'un portail internet et c'est
exactement ce qui a été signé.
Oui mais.
Pour les français, la signature du contrat
ne marque pas l'aboutissement d'une négociation, mais le
début d'une relation (verticale, évidemment, dans laquelle
le client aura toujours tort).
La devise qui caractérise cette
philosophie : vous l'entendrez souvent dans le cadre de projet
informatique : "L'avenant, c'est l'avenir!".
Cela veut bien dire - accrochez-vous - que le fournisseur de
service s'appuie sur les aspects flous et mal définis du
contrat pour mieux les réaliser sous forme d'avenant, lorsque
plus tard (mais trop tard) le client s'en rendra compte...
Tout cela illustre que, aux États-Unis, on
se met d'accord sur le contrat avant de le signer. Tout
est négocier de bonne foi, c'est à dire avec un strict
alignement entre les intentions et les actes. "good faith",
sans intention trompeuse ([PBaudry]).
En France, on passe son temps à se mettre d'accord après, le
client cherchant au dernier moment à faire passer le plus de
choses possibles, le fournisseur cherchant à facturer ces
mêmes fonctions supplémentaires dont il aura soigneusement
esquivé la mention lors de la négociation initiale et dont
le client découvrira trop tard la nécessité...
De plus, mais cela évolue beaucoup, il
existe parfois 2 contrats pour une même réalisation, le
client étant amené à faire appel à 2 type d'interventions
externes MOE
et MOA (Maître d'OEuvre et Maître d'OuvrAge),
ce qui est louable en soi, mais engendre tout un jeu de
pouvoir vertical qui vient diminuer la productivité de
l'ensemble : chaque parti veut respecter son contrat avec le
client, sans toujours communiquer efficacement entre eux pour
atteindre ce but...
Conclusion : méfiance.
Oui, méfiance car ce qui précède
pourrait donner une vision sombre voire - pire - cynique, de
la façon dont se vit le Droit en France.
Tout d'abord, insistons sur le faut que les
comparaisons avec les pratiques américaines ne visent pas à
mettre sur un piédestal ces dernières. Elles ont beaucoup
d'inconvénients et de travers inquiétant, notamment sur le
plan moral, mais aussi sur celui des abus (toujours plus de
procès, pour des indemnisations toujours plus importantes...)
Ensuite, ces exemples ne se veulent pas
représentatifs de tous les milieux professionnels
informatiques. En particulier,
[DARES]
met en évidence plusieurs milieux qui proposent des degrés
variés de stabilité, relation professionnelle et de
flexibilité du marché (selon que l'emploi possède un
contenu très standardisé ou non). Ils offrent ainsi une
relation au Droit plus saine et moins aléatoire que dans
d'autres.
D'une manière générale, les Français
continuent leur apprentissage de la responsabilité de leurs
actions, la liberté se mesurant à l'aune de celle-ci.
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